PETIT LEXIQUE DE LA NON-VIOLENCE
Ce lexique a été publié par la revue Alternatives Non Violentes en 1988 (n° 68). Nous en avons reproduit ici les concepts introducteurs avec l’aimable autorisation de son auteur. Nous vous invitons à consulter l’ensemble du lexique sur le site de l’IRNC, qui présente une contribution remarquable à la culture de la non-violence. Les concepts introducteurs du lexique y sont suivis de 4 autres parties thématiques: philosophie, politique, stratégie, défense.
Agressivité Lutte
Conflit Peur
Force Violence
Agressivité
La violence est tellement présente au coeur de l’histoire des hommes que nous sommes parfois tentés de penser qu’elle est inscrite au coeur même de l’homme. La violence serait « naturelle » pour l’homme. Il serait donc vain de parier sur la non-violence. En réalité, la violence est culturelle et non pas naturelle. Ce n’est pas la violence qui est inscrite dans la nature humaine mais l’agressivité. Et il n’est pas fatal que celle-ci s’exprime par la violence. L’agressivité est une puissance de combativité, d’affirmation de soi. Constitutive de ma propre personnalité, elle me permet d’affronter l’autre sans me dérober. Sans agressivité, nous serions constamment en fuite devant les menaces que les autres font peser sur nous; nous serions incapables de surmonter la peur qui nous retient de combattre nos adversaire.
Devant l’injustice, la passivité est une attitude plus répandue que la violence. La capacité de résignation des hommes est plus grande que leur capacité de révolte. Aussi, l’une des premières tâches d’une action non-violente est-elle de « mobiliser » ceux-là mêmes qui subissent l’injustice, c’est-à-dire de réveiller leur agressivité pour les préparer à la lutte. En ce sens, la non-violence est plus opposée à la passivité et à la résignation qu’à la violence.
« La non-violence, affirmait Gandhi, suppose avant tout qu’on est capable de se battre ».
La violence apparaît alors comme une perversion de l’agressivité. L’action non-violente collective doit permettre de canaliser l’agressivité des individus en sorte qu’elle ne s’exprime plus par les moyens de la violence destructrice qui risquent de créer de nouvelles injustices, mais par des moyens justes qui permettent de construire une société plus juste. Source du lexique
Conflit
Notre relation aux autres est constitutive de notre propre personnalité. Nous avons besoin des autres pour devenir nous-mêmes. Cependant notre première rencontre avec l’autre est le plus souvent conflictuelle. Elle est alors une relation d’adversité, de tension, d’affrontement: l’autre est celui dont les désirs s’opposent à mes propres désirs, dont les projets contrarient mes propres projets, dont les droits empiètent sur mes propres droits, dont la liberté menace ma propre liberté, dont l’existence défie ma propre existence. C’est donc à travers des conflits que je me fais reconnaître de l’autre et qu’il se fait reconnaître de moi. Ainsi le conflit est-il au centre des rapports entre personnes et entre collectivités humaines. Sa fonction est de construire entre elles des relations de justice.
Toute situation politique est conflictuelle, ne serait-ce que de manière potentielle. Il en résulte que l’action politique consiste essentiellement à gérer les conflits entre individus et groupes sociaux. La non-violence ne présuppose pas un monde sans conflits: en réalité, on ne peut parler d’action non-violente qu’en situation de conflit. Les divers discours pacifistes, qu’ils soient juridiques ou spiritualistes, se trompent lorsqu’ils stigmatisent le conflit au profit d’une apologie exclusive du droit, de la confiance, de la fraternité, de la réconciliation, du pardon et de l’amour. Source du lexique.
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Force
Toute lutte est une épreuve de force. Dans un contexte social et politique déterminé, toute relation aux autres s’inscrit dans un rapport de force. La lutte non-violente a pour fonction de modifier le rapport de force de manière à établir des relations plus justes entre individus et groupes sociaux. Il est vain de prétendre que le droit doit primer la force en voulant discréditer la force au nom du droit. Dans la réalité, en effet, le droit ne peut avoir d’autre garantie que la force. C’est le propre de l’idéalisme de conférer à l’idée même de droit une force spécifique qui agirait dans l’histoire et serait le véritable fondement du progrès. Tout montre au contraire, qu’une telle force n’existe pas.
Le discours stratégique qui fonde la pertinence du concept de lutte non-violente récuse les discours moralistes qui voudraient faire reposer la justice sur la « force de la raison », la « force de la vérité » ou la « force de l’amour ». La justice et la vérité sont impuissantes par elles-mêmes. Il s’agit de leur donner les moyens de la force pour les faire prévaloir dans la réalité sociale et politique. Dès lors qu’une injustice empêche tout dialogue, ce n’est que contraint et forcé que l’autre se rendra à la raison et me donnera raison en reconnaissant mes droits. Seule la force organisée dans l’action appuyée sur le nombre peut être efficace pour combattre l’injustice et rétablir le droit. Source du lexique
Lutte
L’existence est véritablement une lutte pour la vie. Pour défendre mes propres droits comme pour défendre les droits de ceux dont je veux être solidaire, je dois entrer en lutte contre ceux qui les menacent ou leur portent atteinte.
« Quelle folie, affirmait Péguy, que de vouloir lier à la Déclaration des Droits de l’Homme une Déclaration de Paix. Comme si une Déclaration de Justice n’était pas en elle-même une Déclaration de guerre. […] Comme si un seul point de droit, comme si un seul point de revendication pouvait apparaître dans le monde et ne point devenir aussitôt un point de trouble et un point d’origine de guerre ».
Si nous prenons ce mot de « guerre » dans son acception la plus large (en entendant par là une lutte, une opposition, un combat, un affrontement), alors nous pouvons reprendre à notre compte les formules de Péguy. Seule la lutte permet de créer un rapport de force capable de contraindre un adversaire à respecter le droit et la justice. Il serait illusoire de croire qu’il est habituellement possible de faire l’économie de ce moment de lutte et d’affrontement en ne misant que sur le dialogue pour obtenir justice. La lutte a précisément pour fonction de créer les conditions d’un dialogue qui permette de négocier une solution juste du conflit. Il n’y a de paix que dans la justice et il n’y a de justice que par la lutte. Mais la lutte pour la justice exige des moyens justes, c’est-à-dire non-violents. Source du lexique
Peur
L’action non-violente conduit souvent à descendre dans la rue pour manifester publiquement la volonté de combattre l’inacceptable. Elle comporte alors le risque d’une confrontation directe, physique, à ceux qui sont également dans la rue. Pour agir, il faut oser affronter l’autre, les autres, tous les autres. Et cet affrontement fait peur. Nous avons peur de sortir pour mener dehors une action publique qui nous fait remarquer et nous expose aux menaces des autres. C’est ainsi que nos peurs nous retiennent dans le confort de notre vie privée.
L’idéologie dominante voudrait nous imposer de taire nos peurs: elles seraient coupables et par conséquent inavouables. Il serait pourtant vain de prétendre les refouler, mieux vaut en prendre conscience et les avouer, tenter de les maîtriser sans les nier. Ce qui est honteux, ce n’est pas d’avoir peur – car la peur est humaine – mais de se laisser vaincre par sa peur. Le courage, ce n’est pas ignorer la peur mais la dominer. Et c’est précisément la peur qui permet le courage.
L’homme sans reproche n’est pas celui qui se prétend sans peur mais celui qui surmonte sa peur.
La peur est mauvaise conseillère: devant l’injustice, elle conseille la passivité et devant le conflit, elle conseille souvent la fuite et parfois la violence. Nous ne devons pas nous laisser conseiller par nos peurs: nous devons conseiller nos peurs. Nos peurs sont rarement proportionnées à la réalité des dangers encourus. Pour une large part, les dangers sont imaginaires et les plus grandes menaces se cachent dans l’inconnu. Nos peurs sont souvent irrationnelles et nous devons tenter de les raisonner. Cependant, même apprivoisées, il serait illusoire de penser que nous puissions les faire disparaître totalement. Une peur avouée est déjà à moitié surmontée; mais à moitié seulement. L’autre moitié est largement irréductible. Il faut avoir la patience de vivre avec elle, si désagréable que soit sa compagnie.
Mais nos peurs ne sont pas seulement naturelles. A des degrés divers, les Etats engendrent et entretiennent de nombreuses peurs parmi les citoyens afin d’obtenir d’eux la soumission et l’obéissance dont ils ont besoin. Le plus souvent ils n’ont pas besoin de recourir à la terreur pour faire peur aux citoyens. Il leur suffit d’exercer discrètement une menace diffuse pour entretenir une peur diffuse qui fera respecter « la loi et l’ordre ».
Dans les Etats totalitaires, l’ordre n’est établi que lorsque la peur est établie. Les citoyens finissent par intérioriser cette peur-là; pour oser défier l’Etat en s’engageant dans des actions de dissidence et de désobéissance, il leur faudra la surmonter. L’Etat peut également manipuler les peurs des citoyens en exacerbant la menace que l’ennemi fait peser sur leurs libertés. Là encore, l’Etat peut d’autant mieux se faire obéir à l’intérieur de la société qu’il aura su convaincre ses sujets qu’une menace extérieure mortelle pèse sur eux. La société civile doit se libérer de cette peur factice en déjouant la part de chantage contenue dans cette propagande idéologique de l’Etat.
L’action non-violente exige que nous surmontions les peurs qui nous paralysent. Pour les surmonter, il faut d’abord que nous puissions les dire, nous les dire et les dire aux autres, et que nous puissions également entendre les peurs des autres. Il faut ainsi créer des lieux où nous puissions exprimer ensemble nos peurs. Ainsi nous pourrons mieux les surmonter ensemble. Mais, en définitive, c’est en agissant ensemble que nous pourrons être sûrs de les avoir surmontées. Source du lexique
Violence
Toute violence est un viol de la personne: le viol de son identité, de ses droits, de son corps. La violence fondamentale est celle des situations d’injustice qui maintiennent des êtres humains dans des conditions d’aliénation et d’oppression. Le plus souvent, c’est cette violence de l’injustice qui provoque l’action violente par laquelle l’opprimé tente de se libérer du joug qui pèse sur lui.
Cependant, la violence n’est pas une fatalité. Ni l’agressivité, ni la lutte, ni la force ne doivent être identifiées à la violence. Si l’agressivité et la force qui s’exercent dans la lutte permettent le règlement du conflit, la violence au contraire est un dérèglement du conflit. La violence enraye le fonctionnement du conflit et ne lui permet plus de remplir sa fonction qui est d’établir la justice entre les adversaires. Il y a violence lorsque, par un dysfonctionnement du conflit, l’un de ses protagonistes met en oeuvre des moyens qui font peser sur l’autre une menace de mort.
Toute violence est un processus de meurtre, de mise à mort. Le processus n’ira peut-être pas jusqu’à son terme et le passage à l’acte n’aura pas nécessairement lieu, mais le désir de meurtre envenimera désormais tout le conflit.
De l’humiliation à l’extermination, multiples sont les formes de la violence et multiples les formes de mort. Porter atteinte à la dignité de l’homme, c’est déjà porter atteinte à sa vie. Quelle que soit sa forme, la violence ne doit pas être considérée comme un processus inéluctable. A partir du moment où la violence commande les rapports entre les adversaires, les mécanismes (juridiques, sociaux, éthiques, etc.) de règlement des conflits se trouvent disqualifiés.
Le conflit risque alors de ne plus être le moyen de rechercher une solution juste mais l’élimination de l’adversaire. Au moment même où je prends conscience de la violence comme d’un processus de mort qui pervertit radicalement ma relation à l’autre, je suis amené à récuser toute justification de la violence. L’éveil philosophique, c’est précisément la prise de conscience de la violence comme d’un obstacle à la réconciliation de l’homme avec lui-même et avec l’autre. C’est en rencontrant la violence que j’apprends que « la vraie vie est absente » et c’est en refusant tout accommodement avec elle que je peux espérer « changer la vie ».
La violence introduit un non-sens dans l’existence de l’homme et, pour autant qu’il pactise avec elle, il se fait lui-même prisonnier d’un destin absurde. Mais la violence est aussi une méthode d’action qui paraît parfois nécessaire soit pour défendre l’ordre établi lorsqu’il garantit la liberté, soit pour combattre le désordre établi lorsqu’il maintient l’oppression. La violence en effet peut être employée au service de causes justes; mais elle n’en devient pas juste pour autant. Même si elle se trouve légalisée par l’Etat ou légitimée par des autorités morales, une violence n’en reste pas moins une violence, qui meurtrit l’humanité de l’homme, à la fois de celui qui la subit et de celui qui l’exerce.
Mais parce qu’elle est aussi une méthode d’action sur laquelle se fondent des stratégies, la violence ne mérite pas seulement une condamnation, elle exige une alternative. Il est donc essentiel de rechercher des « équivalents fonctionnels » de la violence. L’exigence éthique qui récuse la violence a toute chance de se trouver écartée, tant que la violence apparaîtra nécessaire à l’efficacité de l’action politique. L’exigence éthique rejoint donc le réalisme politique pour fonder la recherche de moyens d’action qui permettent de résoudre humainement les inévitables conflits humains autrement que par le recours à la violence destructrice et meurtrière. Source du lexique